Science et bouddhisme
Résumé
S'il est une religion qui peut se trouver en de nombreux points en accord avec la science, c'est probablement le bouddhisme. Mais peut-on concilier science et religion ? De tout temps, le savoir et la foi ont suivi des chemins divergents, et les relations entre scientifiques et religieux ont souvent été difficiles, parfois même conflictuelles. Le bouddhisme peut-il échapper à cette tradition ?
LE bouddhisme à ses origines est une philosophie, une discipline, une sagesse, fondée par un homme, le Bouddha Gautama, en Inde il y a plus de vingt-cinq siècles. C'est au cours de sa propagation à travers le monde, surtout sous la forme du Mahâyâna (Grand Véhicule) qu'il s'est profondément modifié, en s'adaptant aux coutumes de chaque pays. Il est tantôt resté philosophie ou art de vivre comme le zen, tantôt devenu religion avec ses croyances, ses rites, comme le tantrisme au Tibet et l'amidisme en Chine, pour ne citer que quelques-unes de ses multiples branches. Ainsi, n'étant fondamentalement pas une religion, le bouddhisme n'a pas vraiment besoin de foi ou de croyance. Un bouddhiste ne croit pas en Bouddha, comme un chrétien croit en Dieu ou un musulman en Allah. Il le vénère comme un maître, un grand sage, il se rappelle l'enseignement bouddhique en récitant des sûtras, mais il s'agit de confiance et non pas de croyance. Comme la science, le bouddhisme est athée, c'est-à-dire que pour l'un et l'autre, la notion de Dieu n'existe pas, et la question même de Dieu ne se pose pas. Ils ne nient pas l'existence de Dieu, mais ils l'ignorent.
Un fondement commun: la connaissance, accessible à chacun et par lui-même
Le point de rencontre essentiel entre la science et le bouddhisme est leur fondement sur la connais- sance. La science est par définition un ensemble cohérent de connaissances relatives à des faits, objets ou phénomènes. Le bouddhisme, lui aussi, a pour objectif la connaissance. Bouddha vient du mot sanscrit Bud, qui signifie connaître, s'éveiller. Le Bouddha est celui qui connaît parfaitement, qui a atteint l'éveil. Le terme ne s'applique d'ailleurs pas seulement au Bouddha Gautama, mais à toute créature qui s'est éveillée à la connaissance. Bien plus, chaque homme est un Bouddha virtuel, un Bouddha qui s'ignore. Chaque être vivant a la "nature de Bouddha".
Aussi a-t-on pu dire que le bouddhisme est la reli- gion de la connaissance, comme d'autres religions sont des religions de l'amour. Ceci ne veut pas dire que le bouddhisme est une religion distante et froide. Mettâ (l'amour universel) et karunâ (la compassion) font en effet partie des vertus majeures des adeptes du Mahâyâna. Mais à la différence de l'amour du prochain prôné par d'autres religions, il s'agit d'un amour né de la prise de conscience que le sujet et l'objet ne font qu'un, que soi-même est l'autre. Dans le bouddhisme, l'amour se confond avec la connaissance profonde du non-Moi (anâtman).
Dans la science comme dans le bouddhisme, le sujet connaissant est l'homme, seul devant lui- même, car lui seul peut parvenir à la connaissance par ses propres efforts. La vérité à atteindre n'est pas une Vérité révélée, accordée par la grâce divine, mais qu'il doit découvrir par lui-même. "Soyez un refuge pour vous-mêmes. Soyez votre flambeau et votre propre guide. Efforcez-vous sans relâche": c'étaient les dernières paroles du Bouddha à ses disciples avant de mourir.
Une attitude mentale commune: l'esprit critique, d'ouverture, de tolérance
L'attitude mentale du bouddhiste est en beaucoup de points comparable à celle du scientifique : Tout d'abord, il doit garder l'esprit critique, et ne pas accepter une prétendue vérité sans l'avoir soumise à l'épreuve de la raison et de l'expérience. Ainsi, aux habitants d'un village, les Kalâmâ, qui l'interrogèrent sur ce qu'il fallait croire et ce qu'il ne fallait pas croire, le Bouddha répondit: "Ne prenez pas pour vrai tout ce qu'on vous dit, même si ces paroles viennent de votre maître. Ne prenez pas pour vrai tout ce qui est écrit, même si ces écritures vien-nent d'hommes sages. Ne prenez pas pour justes toutes les traditions, les rumeurs, les déductions, les analogies de toutes sortes. Mais lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont fausses et mauvaises, alors renoncez-y. Et lorsque par vous- mêmes vous savez que certaines choses sont bonnes et vraies, alors acceptez-les et suivez-les".
Ensuite, il doit garder l'esprit d'ouverture, l'esprit de détachement et de tolérance, qui vont sou- vent de pair. Pour le Bouddha, il existe "84 000 chemins qui mènent à la vérité", ce qui implique le res- pect des autres chemins que le sien. Bien plus, il ne faut pas confondre la vérité et le chemin qui mène à la vérité: "Tout ce que je vous ai enseigné, ô bhik- khus (moines), ce n'est que le doigt qui montre la lune, ne prenez pas le doigt pour la lune"...
Une différence fondamentale : l'objet de la connaissance
C'est au niveau de l'objet de la connaissance que se situe sans doute la différence fondamentale entre la science et le bouddhisme. La science a pour objet tout ce qui peut être observé, expérimenté, étudié la nature, l'homme lui-même, la société. Son champ d'action est extrêmement vaste, englobant tout ce qui est accessible à l'intelligence humaine. Il peut s'agir soit de la connaissance pure, spéculative selon Aristote, soit de la connaissance en vue d'applications pratiques, "pour nous rendre comme maîtres de la nature" selon Descartes. Dans le bouddhisme, en revanche, il n'est pas question de tout connaître, mais uniquement ce qui permettra à l'homme d'accéder à la délivrance (mok- sha). Tout le reste est considéré comme inutile, superflu et illusoire. Ainsi, si l'on compare la connaissance scientifique à une lumière multi-direc- tionnelle, la connaissance bouddhique, elle, serait semblable à un rayon laser focalisé sur un point pré- cis, qui est la délivrance.
Le pragmatisme dans le bouddhisme
Ce qui caractérise le bouddhisme et le rapproche des sciences appliquées est son esprit pragmatique. A l'époque où fleurissaient en Inde toutes sortes de courants religieux, d'idées mystiques, le Bouddha s'élevait contre les spéculations métaphysiques sou- vent restées sans réponse et qui écartaient l'homme de l'essentiel, c'est-à-dire de la délivrance. A l'un de ses disciples qui un jour lui demanda si l'univers était fini ou infini, éternel ou non, si l'âme était dis- tincte du corps, ce que devenait l'homme après la mort, le Bouddha répondit par une parabole : "Supposons qu'un homme soit gravement atteint d'une flèche, qu'on l'amène chez un médecin, et que l'homme dise: "Je ne laisserai pas retirer cette flèche, avant de savoir qui m'a blessé, de quelle caste il est, de quel village il est né, de quel arc il s'est servi, de quelle matière a été faite la flèche, de quelle direction elle a été tirée". Alors cet homme mourrait certainement avant d'avoir les réponses. Par conséquent, certaines choses comme l'univers est-il éternel ou non, etc., je ne vous les ai pas expli- quées, parce que ce n'est pas utile à la vie spirituelle, parce que cela ne conduit pas au détachement, à la connaissance profonde, à la délivrance".
Science et bouddhisme : une complémentarité
S'il apparaît que la science et le bouddhisme partagent bien des points communs et présentent quelques divergences, il est cependant illusoire de vouloir les comparer, les placer sur le même plan, puisqu'ils concernent des aspects différents de la vie, des dimensions différentes de la personnalité humaine. L'une des caractéristiques de la science est la spécialisation et la fragmentation des connaissances. Analytique et "réductionniste par nécessité", elle finit par donner à chacun une vision parcellaire et étroite des choses. Conscients de ce défaut, de nombreux scientifiques cherchent actuellement à établir une interconnexion entre les différentes disciplines, de façon à dégager une synthèse, une vision plus globale, holistique du monde.
A cet effort de synthèse, le bouddhisme peut sans doute contribuer. Déjà, d'étonnantes correspondances entre le bouddhisme et la sémantique, la phénoménologie, l'existentialisme, la physique moderne, ont été reconnues, et un grand nombre de scientifiques et de penseurs manifestent un intérêt croissant pour cette sagesse millé- naire, en y découvrant de nouvelles et intéres- santes ouvertures. La science ne résout pas tout, il faut à l'homme plus de sagesse
Personne à notre époque ne peut nier les apports considérables de la science, et les bouleversements que les techniques ont entraînés dans notre vie quotidienne. De façon bien inégale d'ailleurs, puisqu'ils échappent à une large majorité de la population mondiale. En un temps particulièrement court, les acquisitions scientifiques se sont multipliées à une vitesse vertigineuse. L'homme est arrivé à cette fin du XXe siècle à voyager dans l'espace, à greffer des organes, à féconder in vitro, à réaliser des tâches complexes avec des robots et des ordinateurs, pour ne parler que de quelques percées parmi les plus spectaculaires.
Mais les progrès technologiques ont également causé l'émergence de nouveaux problèmes, comme la pollution et la destruction de l'environnement, le risque nucléaire, les catastrophes industrielles, l'exclusion et la violence dans les cités. En biologie, les progrès ont été tels que l'homme, "pris de vitesse par la science", se trouve devant de graves questions de bioéthique euthanasie, dons d'organes, procréation artificielle, manipulations génétiques, etc. Sans parler de toutes les guerres, les tueries, les génocides où la science continue à apporter sa triste contribution à la barbarie humaine. Et aussi de cette course en avant à la productivité, de cet esprit "toujours plus", soufflé par les lobbies industriels qui ne savent pas plus eux-mêmes où aller...
En fin de compte, l'homme, ce "colosse aux pieds d'argile", est-il plus heureux grâce à la science? Ou bien sent-il le besoin de quelque chose de plus pro- fond en lui-même qui lui permettrait de résoudre ses problèmes?
Comme le disait le physicien David Bohm, "la réponse ne réside pas dans l'accumulation du savoir. Ce qui est indispensable, c'est la sagesse. Bien plus que le manque de connaissance, c'est le manque de sagesse qui nous cause la plupart de nos problèmes".
Mais pour le bouddhisme, qu'est-ce la sagesse sinon la connaissance ? Une connaissance profonde, jusqu'au tréfonds de l'être, directe au-delà des mots, ayant pour but l'extinction de la souffrance, autrement dit le bonheur.
Dinh Hy Trinh. Science et bouddhisme. In: Hommes et Migrations, n°1171, décembre 1993. Le bouddhisme en France. pp. 33-35.
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