La conscience éveillée et les constructions mentales
MATTHIEU : L’idée d’une conscience dont la nature fondamentale serait parfaitement pure n’est pas qu’une simple conception naïve de la nature humaine. Elle se fonde sur le raisonnement et l’expérience introspective. Si nous considérons les pensées, les émotions, les sensations ainsi que tous les autres événements mentaux, nous constatons qu’ils ont tous un dénominateur commun : la faculté de connaître. Selon le bouddhisme, cette faculté fondamentale de la conscience est appelée nature fondamentale de l’esprit. Cette nature est « lumineuse » dans le sens où elle permet de connaître le monde extérieur par l’intermédiaire de nos perceptions, et où elle éclaire notre monde intérieur par le biais de nos sensations, pensées, souvenirs, anticipations et conscience du moment présent. Elle est lumineuse par opposition à un objet inanimé qui est opaque, c’est-à-dire dénué de toute faculté cognitive.
Utilisons l’image de la lumière. Si, à l’aide d’une torche, vous éclairez successivement un beau visage souriant, un visage en colère, une montagne de joyaux et un tas d’ordures, la lumière n’en devient pas belle, coléreuse, précieuse ou sale pour autant. Prenons également l’exemple du miroir. La spécificité d’un miroir est de refléter toutes sortes d’images. Toutefois, aucune de ces images n’appartient au miroir, ne le pénètre ni ne demeure en lui. De même, la caractéristique fondamentale de l’esprit est de permettre à toutes les constructions mentales (l’amour et la colère, la joie et la jalousie, le plaisir et la douleur) de se manifester sans qu’il en soit altéré. Les événements mentaux ne font pas intrinsèquement partie de l’aspect le plus fondamental de la conscience. Ils se déploient simplement dans l’espace de la conscience éveillée, au fil des différents moments de conscience ; c’est cette conscience éveillée fondamentale qui permet leur manifestation. On peut donc qualifier cette conscience de conscience pure, ou de composante fondamentale de l’esprit.
WOLF : Ce que tu viens de dire a deux implications. La première est que tu sembles attribuer une valeur à la stabilité, ou à l’objectivité, qui fonctionnerait comme un critère de validation. La seconde est que tu dissocies la conscience fondamentale de ses contenus. Tu supposes qu’il existerait dans le cerveau une entité de base qui fonctionnerait comme un miroir idéal, entité qui, en elle-même, n’introduirait aucune distorsion, et ne serait pas influencée par les contenus qu’elle reflète. Est-ce que tu n’es pas en train de défendre une position dualiste, une dichotomie entre, d’une part, un esprit immaculé qui serait l’observateur et, d’autre part, les contenus qui apparaîtraient dans cet esprit et présenteraient de multiples interférences et distorsions ? Les conceptions contemporaines de l’organisation du cerveau nient catégoriquement toutes distinctions entre les fonctions sensorielles et exécutives, et comprennent la conscience comme étant une propriété émergente des fonctions du cerveau. J’ai donc du mal à concevoir la différence qui existerait entre un miroir immaculé et les contenus qu’il refléterait. Je ne peux pas envisager une conscience, une entité de base, qui serait vide : si elle est vide, elle n’existe tout simplement pas ; il est donc impossible de la définir.
MATTHIEU : Il ne s’agit pas de dualité. Il n’existe pas deux courants de conscience. Il s’agit davantage de différents aspects de la conscience : un aspect fondamental, une pure conscience éveillée qui est toujours présente, et des aspects adventices, à savoir les élaborations mentales qui changent sans cesse. L’aspect fondamental est la qualité première de la conscience, cette faculté de connaître qui est toujours présente, quel que soit le contenu du mental. Nous devrions plutôt parler en termes de continuité. La conscience, à tous ses niveaux, est un flux dynamique constitué d’instants de conscience qui comportent ou non des contenus. À n’importe quel moment, au-delà de l’écran des pensées, on peut identifier une pure faculté de connaître qui est la base de toutes les pensées.
WOLF : Cette reconnaissance impliquerait au moins deux entités distinctes : un espace vide qui remplit la fonction d’un réceptacle doté de toutes les qualités que tu as décrites, et les contenus qui n’affectent pas ce réceptacle, quel que soit le niveau de confusion.
MATTHIEU : Pourquoi deux entités ? L’esprit peut être conscient de lui-même sans qu’il soit nécessaire de faire appel à un second esprit qui remplirait cette fonction. L’un des aspects de l’esprit, son aspect le plus fondamental en fait, la pure conscience, consiste à être conscient de lui-même, sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir un second observateur. Si l’image du miroir et de ses contenus te tracasse, on peut comparer la pure conscience à la flamme qui éclaire tous les objets autour d’elle, mais n’a pas besoin d’une seconde flamme pour s’éclairer elle-même.
WOLF : Selon moi, avoir un tel œil intérieur, immaculé, un tel miroir idéal qui ne serait jamais affecté par les émotions ni dissocié de celles-ci, exige une dissociation de la personnalité. Il y aurait, d’une part, le pur observateur, détaché des émotions, des affects et des perceptions erronées, et d’autre part, existerait une autre instance faisant également partie de soi, qui serait déchirée par les conflits et incapable d’appréhender correctement les situations, parce qu’elle serait tombée amoureuse ou serait sous le coup d’une grande déception. Est-ce que l’entraînement de l’esprit est une pratique destinée à opérer une telle dissociation du moi ? Si c’est là le but de la méditation, n’est-ce pas une expérience dangereuse ?
MATTHIEU : Il ne s’agit pas de fragmenter le moi, mais de mettre à profit la faculté de la conscience de s’observer elle-même pour se libérer de la souffrance. En fait, nous parlons d’une conscience éveillée non duelle qui s’éclaire elle-même, expression qui insiste sur l’absence de dissociation. Il est inutile d’opérer une dissociation de la personnalité, puisque l’esprit a la faculté inhérente de s’observer lui-même.
Le point essentiel est le suivant : nous pouvons observer nos propres pensées, y compris nos puissantes émotions, à partir de la perspective qu’offre la pure vigilance, ou pleine conscience. Les pensées sont la manifestation de la pure présence éveillée, à l’image des vagues qui s’élèvent de l’océan et s’y dissolvent à nouveau. L’océan et les vagues ne sont pas deux choses fondamentalement distinctes.
D’ordinaire, nous sommes tellement absorbés par le contenu de nos pensées que nous nous identifions totalement à celles-ci et que, de ce fait, nous ne sommes pas conscients de la nature fondamentale de la conscience, la pure conscience éveillée. Cette « inconscience » nous plonge alors dans l’illusion et la souffrance.
L’intégralité de la voie bouddhiste expose les différentes méthodes qui permettent d’éliminer cette méprise illusoire. Prenons l’exemple d’une puissante expérience de colère malveillante. Nous ne faisons plus qu’un avec la colère. Elle remplit tout notre paysage mental et projette son interprétation erronée de la réalité sur les gens et les événements. De plus, nous perpétuons le cercle vicieux de cette émotion perturbatrice en la ravivant chaque fois que nous voyons ou que nous nous rappelons la personne qui l’a suscitée. Bien que la colère ne soit en aucun cas un état d’esprit agréable, nous ne pouvons nous empêcher de la déclencher sans cesse, jetant chaque fois davantage d’huile sur le feu. C’est ainsi que nous devenons dépendant de la cause même de la souffrance. Mais si nous nous dissocions de la colère en la regardant posément à l’aide de l’attention nue, directe, nous constatons qu’elle n’est qu’un ensemble de pensées et non pas quelque chose de redoutable. La colère ne porte pas d’armes, elle ne brûle pas à la manière d’un feu ni n’écrase comme un rocher ; elle n’est que le produit de l’esprit.
WOLF : Cela n’implique-t-il pas que les émotions positives sont également nuisibles, puisqu’elles déclenchent elles aussi des perceptions erronées et mènent donc à la souffrance ?
MATTHIEU : Pas nécessairement. Tout dépend de ce qu’un événement mental altère ou non la réalité. Par exemple, si l’esprit reconnaît que tous les êtres aspirent à être libres de la souffrance, s’il déborde d’amour altruiste et est animé du puissant désir de les libérer de la détresse, tant que l’esprit comporte cette composante de sagesse, il demeure en accord avec la réalité. Nous parlons d’un esprit qui admet pleinement l’interdépendance de tous les êtres, reconnaît leur souhait commun d’éviter la souffrance et de connaître le bonheur, et discerne les causes profondes de leurs tourments. En outre, si l’amour altruiste n’est pas entaché par nos diverses formes d’attachement et d’avidité, il ne revêt pas un caractère afflictif. Loin de voiler la sagesse, il sera l’expression naturelle de cette sagesse.
Mais, concluons notre analyse de la colère. Au lieu d’« être » la colère et de nous identifier totalement à elle, il nous faut simplement la regarder et maintenir sur elle notre attention nue. Que se passe-t-il lorsque nous effectuons cet exercice ? Lorsque nous cessons d’alimenter le feu, il ne tarde pas à s’éteindre ; de même, sous le regard de l’attention soutenue, la colère ne peut perdurer par elle-même. Elle perd de son intensité et se dissipe.
WOLF : Il en va de même de l’amour, de l’empathie, du chagrin et des autres émotions puissantes. Un esprit clair et exempt d’émotions : est-ce là le but du bouddhisme ? Je doute que de tels êtres humains, libres de toute émotion, puissent survivre et se reproduire, à moins qu’ils n’aient le privilège de vivre dans un environnement hautement protégé.
Cerveau et Méditation. Matthieu Ricard, Wolf Singer.
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