Le yoga

 

Le mot yoga signifie proprement «union»; disons en passant, bien que la chose n'ait en somme que peu d'importance, que nous ne savons pourquoi bon nombre d'auteurs européens font ce mot féminin, alors qu'il est masculin en sanskrit. Ce que ce terme désigne principalement, c'est l'union effective de l'être humain avec l'Universel; appliqué à un darshana, dont la formulation en sûtras est attribuée à Patanjali, il indique que ce darshana a pour but la réalisation de cette union et comporte les moyens d'y parvenir. Tandis que le Sânkhya est seulement un point de vue théorique, c'est donc de réalisation, au sens métaphysique que nous avons indiqué, qu'il s'agit ici essentiellement, quoi qu'en pensent ceux qui veulent y voir, soit une philosophie, comme les orientalistes officiels, soit même, comme de prétendus ésotéristes qui s'efforcent de remplacer par des rêveries la doctrine qui leur manque, « une méthode de développement des pouvoirs latents de l'organisme humain ». Le point de vue en question se réfère à un tout autre ordre, incomparablement supérieur à ce qu'impliquent des interprétations de ce genre, et qui échappe également à la compréhension des uns et des autres; et cela est assez naturel, car il n'y a rien d'analogue qui soit connu en Occident.

 Seulement, on peut aller plus ou moins loin dans cette réalisation, et même s'arrêter à l'obtention d'états supérieurs, mais non définitifs; c'est à ces degrés secondaires que se réfèrent surtout les observances spéciales que prescrit le Yoga-shâstra; mais, au lieu de les franchir successivement, on peut aussi, quoique plus difficilement sans doute, les dépasser d'un seul coup pour atteindre directement le but final, et c'est cette dernière voie que désigne souvent le terme de rāja-yoga. Cependant, cette expression doit s'entendre aussi, plus strictement, du but même de la réalisation, quels qu'en soient les moyens ou les modes particuliers, qui doivent naturellement s'adapter le mieux possible aux conditions mentales et mêmes physiologiques de chacun; en ce sens, le hatha-yoga, à tous ses stades, a pour raison d'être essentielle de conduire au rāja-yoga.

Le Yogi, au sens propre du mot, est celui qui a réalisé l'union parfaite et définitive: on ne peut donc sans abus appliquer cette dénomination à celui qui se livre simplement à l'étude du Yoga en tant que darshana, ni même à celui qui suit effectivement la voie de réalisation qui y est indiquée, sans être encore parvenu au but suprême vers lequel elle tend. L'état du Yogi véritable est celui de l'être qui a atteint et possède en plein développement les possibilités les plus hautes; tous les états secondaires auxquels nous avons fait allusion lui appartiennent aussi en même temps et par là même, mais par surcroît, pourrait-on dire, et sans plus d'importance qu'ils n'en ont, chacun à son rang, dans la hiérarchie de l'existence totale dont ils sont autant d'éléments constitutifs. On peut en dire tout autant de la possession de certains pouvoirs spéciaux et plus ou moins extraordinaires, tels que ceux qui sont appelés siddhis ou vibhū-tis: bien loin de devoir être recherchés pour eux-mêmes, ces pouvoirs ne constituent que de simples accidents, relevant du domaine de la « grande illusion >> comme tout ce qui est d'ordre phénoménal, et le Yogi ne les exerce que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Considérés autrement, ils ne sauraient être que des obstacles à la réalisation complète. On voit combien est dénuée de fondement l'opinion vulgaire qui fait du Yogî une sorte de magicien, voire même de sorcier; en fait, ceux qui font montre de certaines facultés singulières, correspondant au développement de quelques possibilités qui ne sont d'ailleurs pas uniquement d'ordre « organique » ou physiologique, ne sont nullement des Yogis, mais ce sont des hommes qui, pour une raison ou pour une autre, et généralement par insuffisance intellectuelle, se sont arrêtés à une réalisation partielle et inférieure, ne dépassant pas l'extension dont est susceptible l'individualité humaine, et l'on peut être assuré qu'ils n'iront jamais plus loin. Par la réalisation métaphysique vraie, dégagée de toutes les contingences, donc essentiellement supra-individuelle, le Yogi est devenu identique à cet « Homme universel » dont nous avons dit quelques mots précédemment; mais, pour tirer les conséquences que comporte ceci, il nous faudrait sortir des limites que nous entendons nous imposer présentement. D'ailleurs, c'est surtout au hatha-yoga, c'est-à-dire à la préparation, que se réfère le darshana à propos duquel nous avons présenté ces quelques considérations, destinées surtout, dans notre intention, à couper court aux erreurs les plus répandues sur ce sujet; le reste, c'est-à- dire ce qui concerne le but dernier de la réalisation, doit être renvoyé de préférence à la partie purement métaphysique de la doctrine, qui est le Vêdânta.

 

 

René Guénon in Introduction Générale à l'Etude des Doctrines Hindoues.

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