
Investigation du sommeil profond et phénoménologie
"La distinction du sommeil et de la veille est une de ces questions gênantes, comme on pourrait l'appeler, qui a coutume d'être posée à la philosophie (Napoléon lui-même visitant l'Université de Pavie posa cette question à la section idéologie)". La difficulté proposée ne se réduit pas à la seule différence veille/ rêve, comme Hegel l'interprète plus loin dans ce texte, elle porte aussi sur la différence veille/sommeil.
a) La première difficulté tient à la distinction entre ce que le Vedônta appelle svapnaa, l'état de rêve, et jägrat, l'état de veille. Si, en effet, l'un et l'autre se manifestent comme des représentations du même ordre, il faudra savoir comment on pourra les distinguer. Le vécu du rêve, comme vécu sensible, est autant un vécu que le vécu de la veille, et il emporte avec lui son propre coefficient de réalité. Il est assez gênant de remarquer que l'esprit peut engendrer des représentations complexes et variées, dans une apparente absence de la conscience à elle-même. Le songe nocturne nous montre que la pensée ne nous appartient pas autant que nous pourrions bien le croire. Il s'agira dans ce cas, non seulement de savoir comment distinguer la valeur des représentations du rêve de celles de la veille; mais encore de déterminer le statut exact d'une "pensée inconsciente". Nous avons tendance à assimiler la pensée, comme activité mentale (pensée), et réflexion (Pensée); nous sommes habitués à ne situer la représentation que dans les plus hautes sphères de la conscience, c'est-à-dire dans l'état de veille. Or, l'expérience du rêve nous place devant un paradoxe : elle nous montre que la pensée, comme idéation, kalpana, et phénomène mental, n'appartient pas en propre à l'état de veille. Si la conscience est dans lar représentation, comme on l'admet d'ordinaire, il y a aussi une représentation sans conscience, sans claire présence à soi. La simple conscience-de-quelque-chose n'implique pas que nous soyons placés dans le domaine d'intersubjectivité caractéristique de la vigilance. Le rêve vient chaque nuit réfuter les prérogatives que nous attribuons à l'état de veille. L'existence du rêve met en question à la fois le concept courant de conscience, et corrélativement, le concept de réalité qui lui est attaché.
b) Mais l'étrangeté de la pensée inconsciente prend racine dans une énigme plus radicale encore, et que nous devrons affronter tout d'abord, qui est, non pas celle de la possibilité d'une représentation inconsciente, mais celle de l'annihilation de toute représentation en général, l'obscurcissement de la lumière de la présence comme état limite de la conscience. Comment peut-il exister un état où la conscience disparaît, si nous sommes, par essence, conscience? La difficulté tient ici à la compréhension du passage de jagrat, l'état de veille à susupti, l'état de sommeil profond. La conscience qui, à l'état de veille, illumine la scène du champ de conscience, a pouvoir de le quitter pour s'identifier à et se dissoudre dans une sorte d'arrière-plan obscur. Ce qui est laissé en marge passe dès lors au premier plan, et c'est comme si la lumière de la conscience se faisait obscurité. "Notre conscience éveillée peut être interrompue, par moments, par une conscience endormie, complètement assoupie, dépourvue de toute différence entre un champ actuel du regard et un arrière-plan obscur. Tout est maintenant arrière-plan, tout est obscurité"[48]: telle est la situation de susupti.
Le problème est d'autant plus aigu dans toutes les philosophies qui entendent résolument partir de la conscience comme de l'ultime fondement. Descartes l'affronte dans les Objections, pour avoir identifié l'âme et la conscience, et posé la conscience comme une saisie directe de la pensée. L'âme, pour persévérer dans son être doit nécessairement penser toujours, puisque la pensée est son essence ou son attribut essentiel. Etre sans pensée, c'est n'être plus, ce qui équivaut à bien plus qu'une mort corporelle, mais à une mort métaphysique. Le texte des Méditations Métaphysiques reste pourtant assez énigmatique sur le statut de cette pensée qui doit subsister dans le sommeil. Les modes de pensée tels que la réflexion, l'imagination, le souvenir sont des modes de la conscience, ils ne peuvent apparaître qu'en elle et avec elle. Cependant, dans le sommeil, là où la conscience n'est plus et semble ensevelie dans la torpeur, ils ne sont pas présents. Il reste pourtant un certain degré de sensation dans le corps vivant. Descartes écrit: "on ne peut aussi sentir sans le corps" et ce corps doit bien en quelque manière être conscient, pour qu'il puisse y avoir une sensation, même vague, en lui. Le sentir est aussi un mode de la pensée, il en est une forme, une forme vivante; là où il y a sensation, il y a conscience. D'où vient donc notre absence à l'égard de cette conscience primitive ? Certes, on peut soutenir que le sentir peut parfois être trompeur quant à la réalité de ce qui est senti et c'est ce qui se passe dans le rêve. "J'ai pensé sentir autrefois plusieurs choses pendant le sommeil, que j'ai reconnu à mon réveil n'avoir point senties". Pourtant cette tromperie, quand elle a lieu, ne porte que sur l'objectivité d'une forme que l'on dénie dans l'état de veille, elle n'atteint pas le sujet dans son être sensible, elle n'atteint pas le vécu. Ce qui est senti est bien senti et doit avoir été senti par une vie qui dispose d'un certain mode de conscience. Mais comment, au fond du sommeil, quand il semble ne plus y avoir qu'un corps vivant, pourrait-on trouver encore la trace de la pensée d'un ego-cogito? D'un moi-conscient? Descartes nous assure que l'existence de l'ego tient dans la pensée : "Je trouve en moi que la pensée est un attribut qui m'appartient, Elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j'existe cela est certain; mais combien de temps? A savoir, autant de temps que je pense; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d'être ou d'exister".
Or, c'est exactement ce qui se produit dans le sommeil sans rêve, ce que le Vedanta désigne par susupti. Dans le sommeil profond, la pensée disparaît bel et bien, mais sans que la vie soit pour autant anéantie. Le sentir attaché à la corporéité perdure de lui-même, dans l'absence de la pensée, alors que pourtant il devrait être un de ses modes, ce qui semble incompréhensible. La petite mort" du sommeil est- elle oui ou non une mort métaphysique ? Une mort de l'ego? Quelle est cette vie obscure qui demeure au fond du sommeil ? Descartes répond à ces questions en disant que l'âme pense toujours, mais que revenue à l'état de veille, elle a oublié les pensées qu'elle a pu avoir dans le sommeil. Leibniz, le relisant, ne peut se contenter de cet expédient et tente de donne une structure conceptuelle plus précise à cette pensée obscure. Le problème du sommeil profond constitue un véritable défi métaphysique qu'il relève au travers de la théorie des petites perceptions. La réponse qu'il se doit d'apporter n'est pas un argument annexe à une question de détail, elle met directement en jeu tout son système, et en particulier sa conception de la Substance. Les cartésiens ont bien pressenti qu'éclairer le statut du sommeil profond, c'est par différence mettre en valeur l'essence de la conscience et questionner son identité. Qui meurt en effet dans le sommeil, si ce n'est l'ego de l'état de veille? Que signifie donc, au regard de l'essence de la conscience, un état de vie sans ego?
Serge Carfantan
Les états de Conscience. Essai de lecture phénoménologique du Vedânta. Vol I
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